La dignité à l’épreuve de la réalité : avant de respecter celle des patients, voyons ses délicates interprétations…
Le crime contre l’humanité est introduit par le Statut du tribunal de Nuremberg en 1945. Cette incrimination sera retranscrite dans le droit français par la loi du 26 décembre 1964. Cette loi pose l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et renvoie expressément pour la définition du crime contre l’humanité à la résolution des Nations Unies du 13 février 1946 , prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité telle qu’elle figure dans la charte du tribunal international du 8 août 1945.
Le crime contre l’humanité a été défini par Pierre Truche de la manière suivante : « La négation de l’humanité contre les membres d’un groupe d’hommes en application d’une doctrine. Ce n’est pas un crime d’homme à homme mais la mise en exécution d’un plan concerté pour écarter des hommes de la communauté des hommes ».
Le caractère particulier de ce type de crime, est le fait qu’il soit commis systématiquement en application d’une idéologie refusant par la contrainte, à un groupe d’hommes, le droit de vivre sa différence, qu’elle soit originelle ou acquise. Atteignant par-là même la dignité de chacun de ses membres et ce qui est de l’essence du genre humain.
Traitée sans humanité, comme dans tout crime, la victime se voit en plus contestée dans sa nature humaine et rejetée de la communauté des hommes. La notion de dignité constitue alors un élément essentiel de la caractérisation du crime contre l’humanité. Pour certains auteurs, la notion de dignité constitue un « fondement philosophique et moral indiscutable de l’incrimination pour crime contre l’humanité ». La dignité constitue par conséquent un critère déclenchant mais n’est pas le seul, puisqu’il faut également que la pratique soit systématique.
Dans un premier temps, le concept juridique d’humanité renvoie à la protection contre la barbarie étatique. Il s’agit directement de la référence à la barbarie perpétrée par le régime nazi
Alors que la notion d’humanité se concentre sur le « genre humain », la notion de dignité prend en compte l’être individuel. Tout crime contre l’humanité est une atteinte à la dignité, tandis que toute atteinte à la dignité ne constitue pas nécessairement un crime contre l’humanité. Le crime contre l’humanité constitue l’atteinte la plus intolérable à la dignité.
Trois exemples pour tenter de justifier l’hypothèse de l’influence majeure de la notion kantienne de dignité dans la conception juridique de la dignité. Il s’agit des discriminations, du proxénétisme, et des conditions de travail et d’hébergement.
Le législateur a pris le parti de choisir des infractions bien ciblées, qui renvoient de manière unanime à un manque de respect évident de la personne, voire à un mépris de celle-ci. On retrouve avec l’interdiction du proxénétisme, cette réification de la personne qui constitue le pendant juridique de l’interdiction de traiter autrui simplement comme un moyen.
S’agissant des discriminations et des conditions de travail et d’hébergement, il y a un manque de respect de la personne par une autre personne, une « non-reconnaissance » de l’autre en tant que sujet. La rupture d’égalité est bien aussi un thème kantien puisque sa notion de dignité s’adresse à tous les êtres « raisonnables moraux », à la seule condition d’être un être capable de moralité, peu important que cette moralité s’exerce ou non.
La discrimination, c’est l’introduction d’une distance entre l’autre et moi et le déni chez l’autre de sa capacité à être moral. S’agissant des conditions de travail et d’hébergement, on a une exploitation de l’homme par l’homme qui est incompatible avec la visée kantienne dans la mesure où le philosophe met l’accent sur la nécessité pour tout homme de se comporter de manière vertueuse.
L’invocation de la dignité humaine peut cacher les pires pièges politiques. Elle peut être, par exemple, aussi bien invoquée par les défenseurs de l’euthanasie que par les anti-IVG.
Faudrait-il alors solder cette idée ? Non, car comment penser des droits fondamentaux attachés à la personne humaine et protégés par la loi, sans remonter en dernière instance à l’idée d’une dignité universellement partagée.
Plus que tout autre droit fondamental, la dignité humaine est régulièrement érigée en étendard commun de parties pourtant opposées dans le débat public. On la retrouve ainsi de part et d’autre du débat sur l’euthanasie. D’un côté, les tenants d’une dignité de toute vie humaine qui interdirait d’attenter au principe vital, de l’autre, les tenants du droit à pouvoir choisir de mourir dignement.
Plus récemment encore, la dignité a été convoquée par certains pour exiger l’interdiction du port de la burqa dans l’espace public, c’est-à-dire la limitation de la liberté d’aller et venir, de la liberté de culte et de la liberté d’expression de certaines femmes qui le revendiquent au nom de leur propre dignité.
La loi du 21 mai 2001 reconnaît la traite négrière et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Mais pendant longtemps, l’esclavage, est l’histoire d’une pratique institutionnalisée, encadrée par un certain nombre de règles qui vont être codifiées.
Le premier Code noir est édicté en mars 1685. Il sera suivi d’un certain nombre de lois, décrets et arrêtés régissant la pratique. L’esclavage est alors considéré comme « le droit de propriété qu’un homme peut avoir sur un autre ». Cette « chose » n’est plus une personne juridique. L’esclave se voit par conséquent traité comme s’il n’était pas un homme. Mais ces règles juridiques n’ont pas fait disparaître l’humanité de l’homme, en attestent les nombreuses révoltes fomentées par les esclaves eux-mêmes, qui avaient ainsi conscience d’être plus que ce à quoi les réduisaient les lois. C’est d’ailleurs, le fil conducteur des lois et des conventions abolitionnistes : l’esclavage est un crime contre l’humanité, une atteinte à la dignité.
Hitler accède au pouvoir en 1933. Il est nommé chancelier par le président Hindenburg. Il va s’appuyer sur les institutions pour mettre en place un régime dictatorial. Il s’agit d’un régime « légalement institué » qui adopte des lois moralement « choquantes », mais qui n’en constituent pas moins « le droit » auquel il faut se soumettre, les règles qu’il faut respecter. « La légalisation de la politique raciale constitue le chapitre le plus abominable de la fonction assumée par la justice depuis le troisième Reich.». Ce sera bien par le biais de la règle de droit que sera organisée l’extermination des juifs.
Faut-il déduire que ces lois abominables ont retiré toute dignité à l’homme ? Non, puisque c’est là, au pire moment peut-être, que l’homme a pris conscience de cette « irréductible dignité ».
L’euthanasie est bien un domaine dans lequel le débat sur le sens de la notion de dignité prend toute son importance. Littéralement le terme « euthanasie » est dérivé du latin euthanatos et signifie la bonne mort, il faut comprendre la mort sans souffrance, ou « la mort qui est une noble fin ».
En France, les partisans comme les adversaires de l’euthanasie se réfèrent au même terme de dignité. Ainsi, on peut se demander comment la dignité peut justifier l’interdiction de l’euthanasie, être érigée par les adversaires de l’euthanasie, comme le rempart absolu contre ce qui est considéré comme l’atteinte absolue à la dignité, et être en même temps revendiquée par les partisans de l’euthanasie comme la manifestation ultime de sa dignité.
L’ensemble des partisans de l’euthanasie emmenés par l’association « pour le droit de mourir dans la dignité » retiennent de la notion de dignité une « vision relative » clairement affirmée, dans la mesure où ils soumettent la notion à des critères très subjectifs et relatifs. La dignité relative est alors composée de deux éléments, la « belle image » de son corps, et le droit de rester maître de son destin.
C’est ici une assimilation de la notion de dignité à celle de liberté personnelle. Le droit de disposer de soi-même jusqu’au dernier moment, la liberté de choisir le moment de sa mort. Cette liberté personnelle s’exerçant parce que l’image que l’on a de soi dans la maladie ne correspond plus à l’image idéale que l’on a de soi. C’est ici la dignité-décence, la dignité étant finalement cette « image de soi non dégradée ».
Ainsi définie, la dignité relative subordonnée aux capacités, aux qualités de la personne humaine peut se perdre, par la déchéance, la dégradation, la souffrance, la dépendance. La dignité relative conduit alors à une impasse, une position plus courageuse consiste alors à préférer la mort dans la dignité à une vie indigne. Ce que les partisans de l’euthanasie revendiquent c’est le droit de chaque personne de ne pas s’imposer une image dégradée de soi, ni de l’imposer aux autres.
Cette dignité-décence, s’accompagne alors de la dignité-liberté, dignité-autonomie qui permettrait comme manifestation ultime de sa dignité de pouvoir choisir le moment de sa mort.
Le caractère très relatif et surtout partisan du sens dans lequel est utilisé la notion de dignité ressort très vivement de l’arrêt rendu par le CE dans l’affaire dite du lancer de nains.
Le CE a jugé que « par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine ». Cet arrêt a fait l’objet de divers commentaires car c’est la première fois que le CE faisait une référence explicite à la notion de dignité.
La société « fun production » saisi les tribunaux administratifs de Versailles et de Marseille afin d’obtenir l’annulation de ses arrêtés. Les deux tribunaux prononcèrent l’annulation de ces arrêtés, cependant les motifs avancés différaient sensiblement.
Le tribunal administratif de Versailles énonça « que même à supposer que le spectacle ait porté atteinte à la dignité de la personne humaine, son interdiction ne pouvait être légalement prononcée en l’absence de circonstances locales particulières ».
Le tribunal administratif de Marseille retint que « l’attraction litigieuse ne portait pas atteinte à la dignité de la personne humaine et qu’ainsi elle ne mettait en cause ni la sécurité ni la moralité publiques ».
Le CE annula les jugements attaqués, en retenant que « par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine ». C’est donc en se référant à la notion de dignité que le CE vient limiter la liberté de toute personne, car finalement c’est bien de liberté dont il était question dans ces affaires, de liberté opposée à la moralité.
C’est d’ailleurs l’argument invoqué par Wackenheim qui soutenait quant à lui que les arrêtés portant interdiction des spectacles dans lesquels il se produisait, constituaient une atteinte d’une part à sa liberté de travailler, et d’autre part à sa dignité. Il rappela en effet sa situation sociale critique avant sa participation à ces spectacles. Il était sans emploi et vivait dans une précarité certaine dont l’aurait finalement « sauvé » sa participation à ces spectacles, lui permettant ainsi de retrouver sa place en tant que membre de la société.
Selon lui, plutôt que de le protéger malgré lui-même contre une atteinte à sa dignité engendrée par les spectacles, c’est l’interdiction qui portait atteinte à sa dignité puisqu’elle le replongeait dans la précarité.
Ce sont donc finalement, encore une fois, deux conceptions de la dignité qui s’opposent : D’une part nous avons la vision de la dignité défendue par cette personne de petite taille, dans laquelle la dignité serait respectée à partir du moment où une personne retrouve grâce à un emploi une place dans la société, place qu’elle avait perdu alors qu’elle était sans emploi. Cette vision de la dignité passant par un travail est défendue en droit du travail où on considère que le fait d’avoir un emploi participe de cette dignité, alors que le fait d’être sans emploi constituerait quelque part une atteinte la dignité de la personne. D’autre part, le commissaire du gouvernement M. Frydman qualifie une telle argumentation de pathétique. Il rappelle que « le concept de dignité de la personne humaine, ne saurait en effet s’accommoder de quelconques concessions en fonction des appréciations subjectives que chacun peut porter à son sujet ».
Quel est finalement le critère mis en avant par le CE pour justifier l’atteinte à la dignité ? Le spectacle en ce qu’il conduit à l’utilisation d’une personne atteinte d’un handicap comme un projectile constitue une atteinte à la dignité. C’est une vision kantienne de la dignité qui choque puisque c’est le fait que le spectacle consiste à « ravaler au rang d’objet une personne handicapée à raison même de son handicap ».
De plus c’est avec force et détails que l’accent est mis sur la satisfaction perverse que retireraient les spectateurs, confortant ainsi leur sentiment de supériorité face à des êtres humains qui seraient à leurs yeux des êtres « de second rang ».
C’est le regard bienveillant que porte la société sur les personnes en situation de handicap qui justifie en grande partie cette décision.
Il suffit de remarquer que le Commissaire du gouvernement dans ses conclusions présente l’interdiction des spectacles de lancer de nains comme s’imposant du fait qu’un tel spectacle ne puisse « trouver sa place dans une société civilisée ». Il ne s’agit plus finalement de la dignité mais de la manière dont la société conçoit ce genre de spectacle. Si la société l’avait toléré, il n’y aurait alors pas eu d’atteinte à la dignité ?
La position du CE pourrait nous amener à croire que la dignité s’oppose en général à ce qui réduit l’être humain au rang d’objet, mais il n’en est rien. La prostitution n’est pas dans les textes reconnue comme constituant une atteinte à la dignité de la personne humaine. C’est finalement à une dignité à deux vitesses à laquelle nous avons affaire.
En droit pénal, une distinction subtile est faite entre d’une part la prostitution et d’autre part le proxénétisme. Seul le second est réprimé par le Code pénal qui sanctionne dans l’article 225-5, « le fait d’aider, d’assister, ou de protéger la prostitution d’autrui ». La prostitution reste toujours une affaire de choix personnel, de mode de vie librement décidé, et ne paraît pas moralement choquante aux yeux de toute la société.
Il est difficile tout de même de ne pas voir dans cette « activité » une réification de la personne. Mais il s’agit d’une réification tolérable qui ne choque pas outre mesure, et qui par conséquent ne constitue pas une atteinte à la dignité de la personne humaine. Pour tolérée qu’elle soit, cette activité n’en constitue pas moins une activité qui, en ce qu’elle aboutit à la réification d’une personne, reléguée au rang d’objet sexuel, au même titre que le lancer de nains, constitue une atteinte à la dignité.
Qu’est-ce qui différencie alors la personne qui se livre à la prostitution du « nain lancé » dans la mesure où celui-ci également affirme tout comme celle-là, exercer une activité qu’il aurait librement choisi ?
Soit on considère que le fait de ravaler la personne humaine au rang d’objet n’est condamnable que dans les cas où ce ravalement est jugé choquant par la société, alors on ne condamne que ce que la société veut condamner.
Mais dans ce cas-là on ne parle plus de dignité « concept objectif », mais véritablement de moralité. La dignité est contre le ravalement de toute personne au rang d’objet, mais pas contre celui d’une catégorie de personnes au rang d’objet. Dans le cas contraire il n’est plus question de la dignité.
Cependant l’intention demeure tout aussi louable, puisqu’il s’agit de la protection indispensable que doit apporter la société à ceux de ses membres qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité.
C.E., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge (extrait) : « Considérant que l’attraction de « lancer de nain » consistant à faire lancer un nain par des spectateurs conduit à utiliser comme un projectile une personne affectée d’un handicap physique et présentée comme telle ; que, par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine ; que l’autorité investie du pouvoir de police municipale pouvait, dès lors, l’interdire même en l’absence de circonstances locales particulières et alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition, contre rémunération ; (…) décide : Article premier : Le jugement du tribunal administratif de Versailles du 25 février 1992 est annulé.(…)
L’histoire montre que le regard que la société porte sur les personnes vulnérables a changé au fil des années, qu’il s’agisse des pauvres, des infirmes, des personnes handicapées et plus récemment des personnes en situation irrégulière.
Comment la pauvreté se trouve liée à la dignité ? Comment d’une pauvreté présumée source de dignité, avec la vision du pauvre comme incarnation du christ, en est-on arrivé à une pauvreté attentatoire à la dignité ?
Il s’agit de rechercher quand a eu lieu ce changement de perspectives et quelles en ont été les causes. Les rapports entre la dignité et la pauvreté sont historiques, le lien est ancien, seule sa nature a changé. On se rend compte que la pauvreté n’est pas perçue de la même façon selon les époques. D’une pauvreté source de richesse spirituelle et par conséquent même parfois salutaire, on est arrivé à une pauvreté qui mettrait en question notre humanité.
Peut-on affirmer que la pauvreté constitue une atteinte à la dignité ? Il suffit de rappeler que la pauvreté n’a pas toujours été considérée comme une atteinte à la dignité. En effet, sous
l’influence de l’Église, c’est même l’idée contraire qui était répandue, la pauvreté était source de dignité. Il est vrai que le regard de la société sur la pauvreté change, le pauvre est mis au ban de la société, frappé d’indignité.
La pauvreté peut être définie selon Mollat comme « une situation subie ou volontaire, permanente ou temporaire, de faiblesse, de dépendance et d’humilité, caractérisée
par la privation des moyens, changeant selon les époques et les sociétés, de la puissance et de la considération sociale : argent, pouvoir, influence, science ou qualification technique, honorabilité de la naissance, vigueur physique, capacité intellectuelle, liberté et dignité personnelles ».
Le pauvre, sous l’impulsion de l’Eglise, est enfant de Dieu et cela va même plus loin, puisque la pauvreté doit être recherchée en ce qu’elle confère la dignité. Si l’on s’en réfère également à certains penseurs anciens, la dignité de l’homme se trouve parfois associée à sa misère.
Grandeur et misère sont deux parties d’un même ensemble et définissent toutes deux l’homme. L’homme est ainsi perçu grand et petit, fort et faible à la fois. Sa dignité est à la fois dans cette force et dans cette faiblesse. L’image du pauvre est glorifiée. Cette conception chrétienne de la pauvreté est symptomatique de toute une époque qui ne voit pas dans la misère les mêmes risques qu’aujourd’hui. En effet, dans la tradition chrétienne le pauvre est un bienheureux en dignité.
Il n’a pas la richesse matérielle mais il a l’essentiel, la richesse spirituelle. Le pauvre dans une perspective chrétienne « tirait justement sa dignité de sa pauvreté ». Toute la dignité de l’homme résidait dans sa pauvreté : « la pauvreté confère une dignité vivante du Christ sur terre, le pauvre se fait l’intercesseur de son bienfaiteur charitable auprès du ciel. Cette fonction du pauvre lui confère une dignité ».
L’Église invite donc à préférer les richesses spirituelles aux richesses matérielles. La pauvreté est valorisée en référence au Christ, et à ceux qui ont su se dépouiller des pesanteurs
terrestres pour se rapprocher de Dieu.
L’Église en appelle même à la pauvreté volontaire. Elle invite ceux qui ont, à donner à ceux qui n’ont pas. Cela va même plus loin, puisque en donnant au pauvre, le riche se rachète de ses pêchés. Il s’agit pour lui de donner le superflu, et de garder l’essentiel.
Cette image idyllique, d’une situation de dénuement réel, est ébranlée. La sollicitude chrétienne a fait place à la méfiance populaire. Il n’est alors plus question de dignité, de perfection divine par la pauvreté, mais d’oisiveté, de pauvreté coupable et honteuse, de déshumanisation.
On assiste à un renversement de perspectives, et la pauvreté se veut maintenant attentatoire à la dignité. « Au lieu et place d’une pauvreté source de dignité, s’affirme une pauvreté attentatoire à la dignité ».
Cette idée est développée notamment par Mme Roman qui associe la fragilité et la pauvreté à l’atteinte à la dignité. L’idée est alors avancée de façon péremptoire : « le constat se veut indiscutable : la pauvreté constitue une menace pesant sur la dignité ». Cette idée selon laquelle la pauvreté est une atteinte à la dignité est d’abord ressentie par les populations concernées.
S’agissant de l’exclusion en général et de la pauvreté en particulier, il est beaucoup question d’image, l’image que les autres ont de nous, ou l’image que l’on a de soi-même. « La pauvreté provoque une profonde altération de l’image de soi »
On parle désormais de nouveaux pauvres, pour qualifier le fait que « des pauvres surgissent, alors qui ne l’étaient pas hier. Cela ne réside pas tant dans une condition objective de misère matérielle que dans le fait qu’ils sont soudain rejetés d’une société à laquelle ils étaient totalement intégrés ».
Désormais, la pauvreté se pose surtout en termes de disqualification du lien social. Ce siècle a démarré sur cette nouvelle image du pauvre, qui souhaiterait, avant toute chose, restaurer sa
dignité bafouée par la pauvreté. La lutte contre la pauvreté devient alors surtout une lutte pour la reconnaissance, pour la dignité.
Le critère retenu pour affirmer que la pauvreté constitue une atteinte à la dignité, c’est le fait qu’elle entraîne une mise à l’écart de la personne. Il s’agit ici d’assimiler exclusion sociale et exclusion de la communauté humaine. Tout facteur qui entraîne une mise à l’écart de la personne est donc considéré dans cette logique comme attentatoire à la dignité. On ne parle plus seulement de pauvreté mais de vulnérabilité dans un sens large.
Par conséquent tout facteur « vulnérabilisant » est donc considéré comme une menace pour la dignité. Toute situation qui place une personne humaine en situation de fragilité, de vulnérabilité, risquant d’entraîner une rupture d’égalité par rapport au reste des membres de la communauté humaine, est réputée attentatoire à la dignité.
Le principe de dignité de la personne humaine est un principe universel. Pour les pays de civilisation judéo-chrétienne, la chose est évidente.
Dans le monde antique qui n’en avait aucune conscience précise, puisqu’il pratiquait l’esclavage, l’ostracisme et la mise à mort des enfants débiles, le message évangélique a introduit deux idées fondamentales : celle de l’éminente dignité de la personne humaine et celle de l’égalité entre les hommes.
Cette dignité a été accordée à tous les hommes sans aucune distinction d’origine, de race, d’éducation, d’instruction, de fortune. Dès lors, toute atteinte à la dignité de la personne humaine est une offense au Dieu vivant : « Ce que vous ferez au plus petit d’entre vous, c’est à moi que vous le ferez ».
Mais d’autres religions ont la même conception de l’homme. Si la finalité de toute société est le bonheur de chacun, toutes les libertés doivent être accordées à tous, dans la mesure, où l’ordre public ne s’en trouverait pas menacé. Mais on ne voit pas bien en quoi, dans un pays civilisé, l’ordre public pourrait être à ce point menacé qu’il faille, pour le maintenir, se livrer à des atteintes caractérisées à la dignité de la personne humaine.
Restent les circonstances exceptionnelles, les temps de crise ou de guerre qui peuvent susciter, sans pour autant les justifier, de graves atteintes à la dignité de la personne humaine. C’est le problème des exactions des troupes en campagne, des viols systématiques et collectifs dans des conflits ethniques inexpiables, de la torture utilisée pour obtenir des renseignements, des génocides perpétrés dans des conditions atroces.
Aucune démocratie digne de ce nom ne saurait se résoudre, même en cas de nécessité, à accepter d’utiliser, pour se défendre, des méthodes inavouables. Sans doute, vaut-il mieux perdre un combat que perdre son âme…